Les temps modernes ou la promesse d'un avenir

2014 se termine. Reste encore cette bonne longue journée de la Saint-Sylvestre, ou surtout la nuit. La même qui s'est déjà abattue sur le marché d'emploi cette dernière semaine. Voici à peu près le genre de réponses convenues dans ces moments-là : 

"Je suis absent(e) du 18/12 au 4/01. Nous allons prendre la route des sports d'hiver et comme nous n'avons pas monté de pneus neiges sur la voiture, nous serons probablement bloqués en bas des stations. Bonnes fêtes de fin d'année. En cas d'urgence, merci de bien vouloir contacter quelqu'un qui travaille ou un autre robot."

Ah la nouvelle année! Elle sera pleines de promesses, assurément. Mais en attendant, dressons un premier bilan.

J'ai envoyé ma centième candidature cette semaine...

Remarque : cette phrase pourrait suffire à résumer l'ensemble de ma démarche mais comme je n'ai pas écrit depuis déjà quelques semaines, je me sens coupable d'en rester là.

... Sur ces 100 candidatures, 40% reçoivent une réponse (négative, en l'occurrence). Ceci étant, les réponses positives passent rarement par un courrier, ou alors dans un second temps. Conclusion, une réponse écrite n'est statistiquement qu'une mauvaise nouvelle. 60% restent "lettre morte" ou "en souffrance". La langue française ne manque pas de métaphore tragique pour exprimer ce qui se passe dans les correspondances.
... Sur ces 100 candidatures, 40% sont des réponses à une offre d'emploi.
... Sur ces 100 candidatures, 4 ont donné lieu à des entretiens (parfois doubles), pour moitié suite à des candidatures spontanées et pour l'autre moitié en réponse à des offres.

Que faut-il en déduire?
Je dirai, pour paraphraser Pierre Dac que 2015, c'est du passé en préparation. Peu de choses vont réellement changer sinon notre ressenti sur ces choses. 
Exemple : rétrospectivement, je trouve le titre de cet article profondément mauvais. Et pourtant, il me plaisait encore il y a 20 minutes.

Pour nous autres, candidats, il conviendra simplement d'éliminer tout adjectif évoquant la proximité temporelle de notre diplôme. Ainsi, évitons ce genre de formules : 
"Fraichement diplômé d'un master en sciences humaines, je recherche actuellement un poste en milieu hospitalier".
Notons au passage le bel oxymoron "sciences humaines" qui les années défilant, finit par ne plus vouloir rien dire du tout. La tentation mélancolique n'est alors plus très loin.

L'horizon qu'il faut veiller à conserver prend l'allure de cette tournure ; ce n'est pas parce que ça ne sert à rien que ça n'est pas très utile. Et dans un raisonnement poussé encore un peu plus loin, on pourrait même affirmer que parce que ça ne sert à rien, ça devient très utile.

Quiconque s'intéresse à cette inutilité que l'on veut bien nous faire croire pourra aller s'enquérir auprès de Nuccio Ordine et son ouvrage "L'utilité de l'inutile", paru chez Les Belles Lettres en 2014. Je remercie d'ailleurs chaleureusement celui qui me l'a conseillé.

Plus qu'un oxymoron, j'assiste probablement avec tous mes camarades à la propagation généralisée du mécanisme du renversement en son contraire. Ce dernier qui se voit défini par Laplanche et Pontalis dans le fameux "Vocabulaire de la psychanalyse" comme un "processus par lequel le but d'une pulsion se transforme en son contraire, dans le passage de l'activité à la passivité."

Avouons-le tout de même, ma complainte s'éloigne assez largement des destins pulsionnels décrits par Freud.
J'ai surtout envie de prendre comme référence Chaplin dans les temps modernes. Lui et les autres, vous, et moi, sommes tentés de croire en la promesse faite par le travail, l'accroissement de la qualité de vie, la liberté, l'épanouissement personnel. Et au lieu de cela, aliéné par les cadences de la machine, d'un rythme impossible dicté par un grand Autre qui surveille ses sujets derrière un écran, le travailleur perd peu à peu sa subjectivité. Démantelé, il devient lui-même le propre rouage d'un grand tout particulièrement opaque et dont les spectateurs que nous sommes ne comprennent jamais le principe final.


Et plus étonnant pourrait alors paraître, cette joie chez Charlot à l'idée de retourner tout de même travailler lorsqu'il apprend que l'usine réouvre quelques scènes plus tard dans le film... Quant à appeler cela "les temps modernes", quelle ironie!

Il en va du travailleur, comme du chercheur d'emploi, l'avenir ce n'est jamais bien plus que deux boulons qu'il faut à jamais resserrer et qui nous échappe de plus en plus vite. Je contemple cela tous les jours, au milieu d'autres aberrations. « Mais il ne s’agit pas seulement de moi. Il s’agit de notre je à tous. De notre pauvre petit royaume du Je, si comique, avec sa salle du trône et son enceinte fortifiée. »  Romain Gary, La promesse de l'aube.

Quelques slogans ici et là sur des sites de conseil en ligne, prodigués par des "coach" : "retrouver le plaisir de se lever chaque matin", "Le CV illustre l'avenir, pas le passé." 
Et pourtant, rien de nouveau depuis le vers final de la fable de La Fontaine du chartier embourbé. "Aide-toi, le ciel t'aidera". Un vieux principe chrétien de deux millénaires. 

Les termes changent pour catégoriser au plus large et en son contraire. Voyez plutôt l'expression de cette novlangue.
- La psychiatrie est devenue depuis bien longtemps "santé mentale". La maladie a disparu.
- Le chômage est désormais la recherche d'emploi, ou mieux encore "d'opportunités".
- La dépendance, comme le(s) handicap(s) laisse(nt) place à "l'autonomie". 2014 en fut témoin :

Alors pour 2015, que vous souhaiter? Espérer qu'à partir de votre "réseau" (et non plus collègues), vous décrochiez une "opportunité". 
Car il faut bien l'avouer, le réseau fait visiblement la différence entre un candidat et un aspirant et je ne parle bien évidemment pas des "réseaux dits sociaux" du type Viadeo, Linkedin, etc. qui ne font que prendre la température narcissique à la mesure du dictat de l'audimat. Dans notre modernité, il faut faire du chiffre, en nombre, pour quantifier, puisque seule ce type d'évaluation convient pour légitimer l'expérience, et le reste.

Restons soudés mais pas trop symbiotiques. Supportons parfois les offres de travail alimentaire sur nos téléphones portables, émises par pôle emploi, au service de "clients", en "logistique". L'utilité pour tromper l'ennui? Je choisirai d'hurler en silence.

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